mercredi 18 décembre 2013

Le ballet des Chaussons Rouges

C’est un fait, mille ouvrages théoriques sur le cinéma vous le démontreront par A+B : le septième art est le plus total des arts puisqu’il peut en lui seul réunir et contenir les six autres. Cela ne rend pas les autres arts moins importants, et ce n’est pas parce que l’on va au cinéma qu’il faut arrêter de lire ou d’aller au musée, mais certains films sont de véritables prouesses artistiques, et pour nourrir cette prise de conscience sur « le cinéma comme art total », un film déclasse tous les autres.
Les Chaussons Rouges (The Red Shoes - 1948) est un film de Michael Powell et Emeric Pressburger, un duo de cinéastes indépendants, auteurs de bon nombre de classiques du cinéma britannique.
Le film est ultra célèbre pour sa ballerine rousse et ses chaussons de danse rouge vif, à ne surtout pas confondre avec l’autre paire de chaussures rouges la plus connue du cinéma : celles de Dorothy du Magicien d’Oz (1939 – on y reviendra). Elles ont pourtant chacune un pouvoir sur celle qui les portent.
Côté symbolique, j’ajouterai que la couleur rouge a autant de significations positives que négatives, à savoir : la passion, la sexualité et le triomphed’un côté, et le sang, l’enfer et le danger de l’autre. Ce qui traduit complètement l’ambivalence du personnage principal et son histoire. Venons-en.
Scène Culte #21 : Le ballet des Chaussons Rouges The Red Shoes 1948 0011
Les Chaussons Rouges raconte l’ascension simultanée d’une ballerine, Victoria Page (Moira Shearer) et d’un compositeur, Julian Craster (Marius Goring). Ces deux personnages forment un trio amoureux avec celui qui les unit : le directeur de la troupe de ballet, Boris Lermontov (Anton Walbrook). Julian écrit un ballet pour Victoria à la demande de Lermontov, Les Souliers Rouges, inspiré du conte d’Andersen.
C’est un triomphe, Victoria devient une ballerine célèbre dans toute l’Europe, mais l’histoire d’amour naissante entre Victoria et Julian provoque la colère et la jalousie de Lermontov. Il renvoie le compositeur et Victoria démissionne, renonçant ainsi à sa passion pour la danse et l’art au profit de son amour. Mais l’héroïne qu’elle incarne dans Les Chaussons Rouges prend le dessus sur Victoria, les chaussons ne s’enlèvent plus et n’arrêtent pas leur course folle.

La scène culte de ce film, c’est la scène du ballet des Chaussons Rouges, la clé de voûte de l’histoire. Ce ballet incroyable qui dure 17 minutes nécessita une vingtaine de décors somptueux, 53 danseurs et 4 semaines de tournage. Victoria danse alors le conte d’Andersen « Les Souliers Rouges », l’histoire d’une jeune femme qui tombe amoureuse d’une paire de souliers. Elle les enfile et se met à danser, heureuse et légère, jusqu’au bout de la nuit. Au petit matin, exténuée, elle tente de s’arrêter, mais les souliers ne sont pas fatigués et continuent de danser, interminablement.
Avant de la regarder et pour bien en profiter, il faut voir en quoi cette scène réunit-elle tous les arts à elle seule? Littérature et poésie : il s’agit d’une adaptation du conte « Les Souliers Rouges » du célèbre conteur danois Hans Christian Andersen, à qui l’on doit notamment « La Petite Sirène », « Le Vilain Petit Canard », « La Petite Fille aux Allumettes », etc. Danse et pantomime : il s’agit de l’histoire d’une ballerine, il y a donc de longues scènes dansées qui allient un jeu théâtral digne d’acteurs muets. Musique : l’un des personnages principaux s’est fait voler ses compositions musicales pour le ballet, la musique originale – composée spécialement pour le film, a reçu l’Oscar et le Golden Globe de la meilleure musique. Peinture, Dessin et Architecture : sont présents dans la vingtaine de décors de théâtre « sur scène » dans lesquels Victoria danse et saute de l’un à l’autre. Ces décors sublimes ont été construits à partir de véritables peintures réalisées par Hein Heckroth, qui obtint pour ce film l’Oscar du meilleur directeur artistique (décors, costumes et accessoires). Voici quelques unes des peintures en question, que vous reconnaitrez sûrement en regardant l’extrait :
Scène Culte #21 : Le ballet des Chaussons Rouges montage red shoes 1
Scène Culte #21 : Le ballet des Chaussons Rouges 001
Voici donc le monstre :


En parallèle de la mise en scène décrite plus haut, Victoria fait également une traversée de l’art en dansant de tableaux en tableaux : elle passe par un cirque, un bal, un musée (dans lequel les œuvres tombent par terre), un cimetière (avec caveaux à colonnes et statues) et danse avec du papier imprimé.
Le plus important étant les techniques propres au cinéma utilisées dans la scène : superpositions de plans, glissements hallucinogènes (quand elle se regarde dans la vitrine), fondus enchaînés, apparitions dues au montage (les chaussons qui disparaissent de la vitrine et apparaissent à ses pieds). Ces techniques sont là pour nous rappeler, au cas où on l’aurait oublié, que l’on regarde Les Chaussons Rouges le film, pas le ballet. Les spectateurs dans le théâtre où joue Victoria ne peuvent pas voir cela, nous si. Avec un film, on peut faire encore plus de choses et on ne s’embarrasse pas de la réalité, de ce qui est possible ou pas.
Ce film est une réflexion sur l’art, la vie et la douleur obligatoire entre les deux. La douleur des choix que l’on fait pour vivre et les sacrifices pour l’art, du corps et de l’esprit. Danser sur la pointe des pieds pour toujours serait aussi douloureux que de taper sur les touches d’un piano toute sa vie, de gratter les cordes d’une guitare à l’infini, ou de ne jamais s’arrêter d’écrire. Si l’on fait le choix de « faire de l’art », on s’y consacre corps et âme, ou pas du tout. Mais si l’on ne peut pas vivre sans danser, sans peindre ou sans écrire, que reste-t-il comme choix sinon mourir ? L’art mérite-t-il que l’on meurt pour lui?
Ces dilemmes impossibles sont classiques des films de Powell et Pressburger, dont les personnages sont toujours tiraillés entre l’ambition et l’amour et la vie et la mort. Michael Powell justifia l’immense succès des Chaussons Rouges par ceci : « Pendant dix ans on nous avait dit à tous d’aller mourir pour la liberté et la démocratie, et maintenant que la guerre était finie, Les Chaussons Rouges nous disait d’aller mourir pour l’art. »
Enfin, ce film rend l’art accessible à tous. Dans une salle, les bourgeois sont mêlés aux ouvriers. En payant un simple ticket de cinéma, on peut voir un vrai ballet sans passer par la case opéra / robe longue / costume trois pièces. Une révolution.
UNE citation : “- Why do you want to dance? – Why do you want to live?”  Boris Lermontov & Victoria Page
A savoir : Une version remastérisée du film par Martin Scorsese est sortie, en Blu-Ray et au cinéma, en 2010. Cette version a fait l’ouverture du festival de Cannes en 2009, quand Scorsese en était le président. | Si on compare Les Chaussons Rouges à Black Swan, je me fâche tout rouge.

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